Dans son numéro d’octobre 2019, Vision croisée vous relatait « des chiffres qui parlent “français” à Saint-Léonard », premier arrondissement de l’est de Montréal en matière d’immigration. Ce constat est particulièrement vrai au travail, où les trois quarts des habitants utilisent exclusivement la langue de Molière ! Pour son retour sur le sujet, la rédaction est allée confronter les statistiques au terrain. Et qui de mieux pour nous y aider qu’un commerçant du quartier ?

Sofiane Boubchir est le propriétaire de la Boulangerie Cœur d’amande, située sur la rue Jean-Talon à l’angle de la rue de Bellefeuille. C’est dans sa boutique, là où il passe le plus clair de son temps, qu’il a pris le temps de nous livrer son parcours et de témoigner de l’importance du français dans son quotidien. Rencontre avec un travailleur acharné qui sait où il s’en va et pourquoi !

Changer de pays et repartir de zéro… pour les enfants

« Pour notre avenir, l’avenir de nos enfants ! » Sofiane Boubchir n’y va pas par quatre chemins au moment d’expliquer pourquoi sa femme et lui ont décidé de partir d’Algérie pour s’installer au Québec en mai 2018. Évoquant sa vie en Algérie, il poursuit : « Je ne vous cache pas que j’étais tranquille. J’étais restaurateur. Ma femme travaillait dans une bibliothèque universitaire. » Mais, le contexte politique et l’histoire récente de leur pays est encore pas mal agitée. Ainsi, c’est de « la tranquillité » et de « la stabilité » que Sofiane Boubchir et sa famille sont venus chercher au Québec, quitte à laisser derrière eux « de très bons postes ».

« Je travaillais dans des hôtels 5 étoiles. Mais, comme nouvel arrivant, j’étais obligé d’aller travailler dans d’autres domaines. C’était essentiel de décrocher le premier emploi ! » nous explique-t-il avant de poursuivre. « Mon premier travail, c’était dans l’entreposage des aliments. J’y ai travaillé pendant six à sept mois, je dirais… », raconte-t-il, en fouillant dans sa mémoire, avant d’expliquer que « dans l’entrepôt, c’était comme si je me sentais un peu condamné ». C’est pourquoi il a cherché un autre emploi. Ce fut chauffeur, « peut-être parce que j’aime bien conduire ! », avoue-t-il en rigolant, mais aussi « parce que je voulais être sur la route pour mieux connaître le Québec », rajoute-t-il plus sérieusement.

Ce qu’il a fait. « J’ai réussi à découvrir la province. Je connais un peu le nord, l’est, l’ouest. J’ai fait jusqu’à Drummondville et Lachute. Je connais toutes les autoroutes ! La 110, la 15, la 50, la 540, la 440… », énumère-t-il, plein d’humour.

S’il tire du positif de ses premières expériences au Québec, il n’a jamais perdu de vue son objectif premier, à savoir « mettre de l’argent de côté pour faire quelque chose d’autre ». Là encore, c’est chose faite. Et vite ! Car en rachetant la Boulangerie Cœur d’amande, Sofiane Boubchir est devenu son propre patron dès octobre 2019, soit un an et demi à peine après être arrivé à Montréal !

« Ici, c’est mon secteur, c’est mon quartier » affirme-t-il. « Je connais des gens et j’ai entendu parler que le monsieur voulait vendre. Donc je me suis engagé et voilà, on travaille avec ma femme », explique-t-il de façon laconique.

Développer son projet et avancer pas à pas

Car s’il y a des avantages à avoir sa propre affaire, il y a aussi « des inconvénients lorsqu’on est propriétaire de quelque chose, que cela soit ici ou ailleurs ». Et lorsqu’on lui demande de préciser les côtés positifs et négatifs, Sofiane nous rétorque sur le ton de l’évidence de celui qui sait dans quoi il s’est engagé : « Bah ! L’avantage, c’est de travailler pour soi. C’est de se sentir chez soi ! L’inconvénient, c’est de travailler beaucoup plus d’heures, de ne pas voir ma famille tous les jours… » Un inconvénient et non des moindres pour un homme qui travaille « au moins 15 à 16 heures par jour » et parfois même plus, comme par exemple les trois derniers jours avant la fête de l’Aïd el-Kébir, qui signifie « la grande fête » en arabe. Un événement important dans la religion musulmane.

Pour autant, celui qui pour l’occasion a travaillé « de 5 heures du matin jusqu’à 10 heures » du soir apparaît loin de se plaindre. Si ce n’est « pas un choix » de travailler autant, il rajoute simplement « qu’il faut se mettre dedans ». L’homme savait dans quoi il s’engageait et avait une vision à long terme. Il le confirme lui-même en disant qu’il a suivi une formation en lancement d’entreprise en arrivant au Québec. Il nous raconte d’ailleurs que « d’après les statistiques, 70% des restaurants ferment leur porte après seulement deux ans d’ouverture, ici, à Montréal ! » Sofiane ne souhaite donc pas se précipiter et préfère avancer doucement mais sûrement pour que son affaire grandisse et prospère, ce qui signifie serrer les dents et travailler énormément. C’est la raison pour laquelle il n’a pas encore recruté d’employé. Ce n’est pas qu’il n’est pas « capable » de gérer du personnel mais plutôt qu’il n’est pas encore « prêt » pour ça.

En somme, ce jour viendra et il s’y prépare. D’ici là, d’autres étapes prioritaires sont à franchir. Il a par exemple préféré investir dans l’achat de nouveaux frigos qu’il a pris « en financement ». Et si ces derniers ne sont pas encore remplis, il promet que « d’ici au mois de janvier, il y aura plus de choix ! ». Il nous explique aussi qu’il vient de refaire toute l’électricité pour pouvoir installer ces fameux frigos. La climatisation aussi. « J’avais vraiment ça comme point négatif ! Parce que vraiment, avec les moteurs et la chaleur… », dit-il, sans finir sa phrase.

Il affirme d’ailleurs avoir « planifié tout ça pour agrandir son entreprise » et que c’est « la communauté qui lui donne le courage d’investir encore ». Depuis le commencement, il a eu de « bons clients », nous confie-t-il en prenant comme exemple un monsieur qui vient tout le temps et le fait rire à chaque visite. « Il me dit que “maintenant, c’est bien, avant on avait qu’une boisson et c’était du coca” » avant de confirmer, amusé que « c’est vrai, on ne faisait que des manakish et du coca. »

Ainsi, le travail à réaliser dépasse très largement la préparation du pain, des pâtisseries, manakishs, salades, pizzas ou sandwichs qu’il propose à ses clients. C’est pourquoi sa femme l’« aide beaucoup », nous insiste-il.

« Le français c’est un avantage. Vraiment! »

À la maison et au travail le couple parle kabyle, leur langue maternelle. Pour autant, tous deux parlent aussi français. Et lorsqu’on lui demande si le fait que le Québec soit une province francophone a pesé dans le choix de leur destination, il nous répond sans hésitation que « oui ! » Rien d’étonnant lorsque l’on sait que l’Algérie a été une colonie française pendant plus de 130 ans (1830-1962). Ainsi, même si les deux langues officielles sont l’arabe et le tamazight (kabyle), le français y est encore très largement utilisé.

Sofiane nous le confirme : « en Algérie on s’exprime beaucoup en français. Tout ce qui est paperasse, c’est en français », explique-t-il. Mais il n’y a pas que les documents administratifs. « Tout ce qui est communication avec les gens, c’est aussi en français », poursuit-il. Lui qui travaillait dans le secteur de la restauration et du tourisme, des secteurs qui attirent beaucoup d’européens, est d’autant plus habitué à parler français dans son domaine d’activité.

Ainsi, « le français, c’est vraiment un avantage ! » Et ce, surtout avec les clients arabophones et francophones. Sofiane raconte d’ailleurs que parfois même, « on reçoit des maghrébins et on parle avec eux en français ! » Il réfléchit une seconde, puis renchérit : « beaucoup plus, c’est le français ». D’ailleurs, il n’utilise jamais l’espagnol même s’il sert des personnes originaires d’Amérique latine, pour qui c’est leur langue maternelle. « Ce sont des gens qui parlent le français », dit-il avant d’ajouter qu’il reçoit aussi des Européens et des Québécois. « Beaucoup de Québécois ! » Or, s’il concède avec le sourire avoir eu « un peu de misère pour comprendre l’accent québécois » au début, « à force de parler avec les gens et de les fréquenter, on s’habitue vite. Il n’y a pas de problème ! », s’exclame-t-il, amusé.

Il nous raconte aussi que depuis qu’il a ouvert son commerce, il n’a reçu qu’un seul client qui ne parle pas français. Il évoque également une dame qui parlait « beaucoup l’anglais » mais connaissait « quelques mots de français ». Ils arrivaient donc à se comprendre car Sofiane connaît aussi quelques mots d’anglais mais ne le parle pas vraiment. « Je n’ai pas le même niveau qu’en français », confesse-t-il, en riant.

C’est pour cela que les nouveaux menus qu’il a commandé, il les concevra uniquement en français, sans aucune autre langue additionnelle. Un autre indice qui montre qu’à Saint-Léonard, il n’y pas que les chiffres qui parlent français !