Dans le milieu entrepreneurial du Québec, les enjeux qui entourent l’utilisation du français comme langue de correspondance sont nombreux. Si la maîtrise de la langue de Molière peut aider dans les échanges commerciaux, la difficulté éprouvée par les entrepreneurs immigrants à la parler peut également constituer une entrave au développement de leurs opérations courantes.

Le secteur de la vente de biens et services est bien entendu concerné par cette problématique. Au quotidien, les détaillants doivent parler soit en français, soit en anglais pour servir leur clientèle, procéder à l’affichage de leurs produits, et rédiger des correspondances dans l’une de ces deux langues.

Élie Lepieux, Congolais d’origine, est propriétaire de GB La référence, magasin de vente au détail spécialisé dans les produits de beauté et les produits alimentaires d’origine caribéenne, antillaise et africaine. Pour connaître la place qu’occupe le français dans son entreprise, et découvrir son parcours professionnel en tant qu’immigrant entrepreneur francophone, l’équipe de Vision croisée est allée à sa rencontre.

Quelle est votre histoire, votre parcours professionnel ?

Je suis originaire du Congo. Avant de décider de franchir le grand pas pour le Canada, j’ai poursuivi des études universitaires dans mon pays natal. Je suis arrivé à Montréal en 1999 et j’ai commencé à travailler en tant que manufacturier. Ayant toujours été attiré par le monde des affaires, j’ai déjà eu l’occasion, par le passé, de voyager en Chine pour développer une entreprise dans le domaine de la vente de vêtements. Ce projet n’a pas abouti. Toutefois, ce voyage initiatique m’a donné le goût de poursuivre dans l’entrepreneuriat. En 2004, une importante société québécoise spécialisée dans la vente au détail de meubles et d’électroménagers m’a recruté pour occuper un poste dans leur entrepôt. Les conditions de travail ont été assez difficiles. C’est en me promenant dans un centre d’achat à Montréal avec ma conjointe que l’idée de travailler pour mon propre compte a traversé mon esprit.

Racontez-nous vos débuts en tant qu’entrepreneur.

En 2006, la volonté d’ouvrir un magasin de produits de beauté a pris de l’ampleur. Toujours employé à temps plein, j’ai donc commencé, avec l’aide de mes proches, à mettre sur pied mon entreprise. Le 5 août 2008 marque l’ouverture officielle du premier magasin GB La référence, dans un espace de 900 pieds carrés, sur la rue Bélanger. Un moment marquant dans ma carrière. En 2009, j’ai déposé ma démission pour me consacrer entièrement à ce projet personnel. Mes débuts dans le monde des affaires à Montréal ont été un véritable défi salarial, voilà pourquoi j’ai eu besoin d’une source de revenus supplémentaire. J’ai alors développé, en parallèle, un service de placement pour soutenir les nouveaux arrivants issus de la communauté africaine. Ce projet, bien que lucratif, n’a pu être poursuivi, faute de clientèle régulière.

En 2010, j’ai décidé de revoir mon modèle d’affaires en y intégrant désormais la vente de produits agroalimentaires en provenance d’Afrique. Ma stratégie a consisté à répondre aux besoins des clients africains, en recherche d’aliments tels que le manioc, ou encore les bananes plantains. Mon magasin a connu dès lors un développement progressif, ce qui m’a poussé, en 2014, à fusionner avec le local voisin pour acquérir un plus grand espace, et plus tard à ouvrir un deuxième magasin à Joliette.

À l’heure actuelle, nous avons deux employés à temps plein. Les produits alimentaires constituent près de 80% de notre offre de biens. Pour le reste, nous vendons des produits cosmétiques, et offrons un service de transfert d’argent à l’international.

Quelles opportunités d’affaires et d’amélioration pouvez-vous identifier actuellement en tant qu’entrepreneur francophone ?

Pour l’instant, nous projetons d’ouvrir vers d’autres régions francophones, et ainsi acquérir de nouvelles franchises. Bien que le quartier actuel soit un environnement dynamique, propice aux affaires, l’absence de stationnement pour le magasin principal sur la rue Bélanger me pousse fortement à relocaliser. Pour ce qui est des stratégies d’amélioration, le programme d’aide à l’affichage offert aux entreprises locales par l’Accueil aux immigrants de l’est de Montréal, représente une occasion pour GB La référence de perfectionner son service, mais aussi de diversifier sa clientèle. En effet, je pense sincèrement que cet encadrement qui consiste à nous accompagner dans l’affichage de nos produits, nous permettra de répondre plus efficacement aux besoins des clients habituels, mais aussi de cibler les clients peu familiers avec nos produits, autrement dit les Québécois et les autres communautés.

Quels éléments pourraient menacer votre entreprise en tant qu’immigrant francophone ?

Le secteur de la vente au détail est un secteur compétitif. Il y a dans le quartier de Saint-Léonard de nombreux concurrents. Toutefois, en tant qu’entrepreneur, je crois au potentiel de chaque projet. Nous avons une identité qui nous démarque de la concurrence, et à ce jour, nous nous débrouillons plutôt bien. La clé, selon moi, demeure la capacité d’adaptation. En ce sens, j’adopte souvent de nouvelles stratégies pour me repositionner sur le marché. Ma dernière stratégie a consisté à diversifier nos produits. J’ai pris en considération les besoins des autres communautés francophones locales, et dorénavant, GB La référence propose des produits d’origine latine, et arabe.

Quelle est la place du français dans votre entreprise ?

Étant Congolais d’origine, le lingala est ma langue de naissance. En revanche, comme j’ai grandi dans un pays francophone, je parle couramment le français. Outre ces deux langues, je maîtrise le portugais, et l’anglais de façon fonctionnelle. J’ai toujours été enchanté par la promotion de la langue française. Au sein de mon équipe, le français occupe une place privilégiée et je n’hésite pas à l’utiliser au quotidien pour servir mes clients. Notre enseigne est affichée en français, et une grande majorité de nos produits l’est également. Bien que notre clientèle soit principalement constituée de personnes issues de la communauté africaine, caribéenne et antillaise, nous nous efforçons de prioriser le français dans tous nos échanges. À mes yeux, l’utilisation et la maîtrise de cette langue au Québec, et particulièrement dans le quartier, peuvent constituer un atout dans le monde des affaires. Dans mon magasin par exemple, 95% de la clientèle est francophone. On peut clairement affirmer que le français a pris le pas sur le lingala.

Que pensez-vous de l’avenir du français dans votre localité ?

Au quotidien, je réalise qu’autour de moi, mes voisins, mon entourage, la communauté que je côtoie, tous en font usage dans leur mode de communication. Néanmoins, à plus grande échelle, et particulièrement dans la province du Québec, je pense qu’il perd de la vitesse, au profit de l’anglais. Dans mon entreprise par exemple, j’ai opté pour le français. C’est une langue que je maîtrise davantage, et que je souhaite valoriser. Toutefois, avec la possibilité de choisir entre deux langues – ici le français et l’anglais – certaines communautés délaissent l’usage du français, et font appel exclusivement à l’anglais. J’ai remarqué, par exemple, que c’est le cas pour les entreprises dirigées par des immigrants non francophones. À ce titre, je considère que les programmes d’encadrement financés par l’Office québécois de la langue française, à l’instar de cette initiative de l’AIEM, servent de tremplin pour la promotion du français. En fin de compte, je souhaite un avenir prometteur pour cette langue, qui porte en elle une culture inclusive, commune à plusieurs communautés. Le français a sa place à Saint-Léonard, et il importe de le conserver.